Ce spectacle constitue le troisième chapitre d’une série en cours où Temiz et ses collaborateurs explorent la poésie des matériaux à travers la danse, le texte, les objets et l’espace. Ice, porté par les récits des explorateurs du pôle Sud et tissé dans des sculptures de corde, était une méditation sur la fragilité d’un passé qui disparaît et d’un avenir incertain. Dans Punkt, les aérostiers et les premières photographies aériennes de Nadar ouvraient de nouveaux points de vue — l’altitude révélant non seulement la distance, mais aussi l’abîme. Aujourd’hui, Bēton s’intéresse au béton : un matériau paradoxal — né des éléments bruts de la terre — gravier, sable, air, eau — mais non durable, non recyclable. Toujours présent, toujours fragmenté. Jamais vraiment absent. Temiz déconstruit le mythe de la permanence du béton, qui pourtant commence dans la fluidité. Chaque geste fait émerger une tension : entre tenir et lâcher prise, entre l’illusion de la sécurité et la réalité de la précarité. Bēton interroge des questions brûlantes dans un monde où des maisons sont perdues chaque jour— par la guerre, les catastrophes climatiques, le feu, les inondations, les tremblements de terre, l’argent ou la bureaucratie.
Le béton promet refuge et protection. Mais qu’est-ce qui transforme une maison en foyer ? Est-ce l’enveloppe de béton — ou bien les choses que nous y rassemblons ? L’oreiller sur lequel reposait notre tête d’enfant la nuit ? Que prend-on avec soi quand on fuit en un éclair ? Que garderait-on si l’on ne revenait jamais ? Que perd-on quand le foyer devient souvenir, une porte qu’on ne peut plus ouvrir ? Qui laissons-nous entrer, et qui excluons-nous ? Que signifie appartenir quand les frontières se ferment, quand les langues deviennent étrangères, quand les papiers échouent, quand les villes s’effacent ? Lorsque le monde s’effondre autour de nous, que reste-t-il du foyer ? Que reste-t-il de l’espoir — quand tout semble s’écrouler ? Le béton, bien plus qu’un matériau de la modernité, devient métaphore du monde que nous construisons — avec ses intérieurs privilégiés et ses extérieurs hostiles.
Les choses s’accumulent, rythmiquement,
une par une, emplissent la maison
et en font un foyer.
Les lettres se dissipent, comme la langue
que nous perdrons en chemin,
arrachés à notre foyer.
On ne revient jamais vraiment
une fois que l’on est parti,
car il n’existe plus
d’endroit comme chez soi.
Temiz porte le souvenir du foyer comme un oreiller — doux, nourricier, chargé de sens. Comme les cariatides de la Grèce antique, le corps supporte le poids de l’architecture. Autour d’elle, les blocs se déplacent comme des villes en ruines ou en renaissance. Tandis que Pol Matthé — collaborateur de longue date sur Zee, Ice et Punkt — sculpte la scénographie et la lumière, le paysage sonore d’Azertyklavierwerke se tisse dans ses mots parlés—berceuses tantôt apaisantes, tantôt troublantes, incitant à résister à l’engourdissement d’une crise permanente. Temiz oscille entre le cyclique et le linéaire, entre la chute et l’élévation, entre être entendue et être réduite au silence. Bēton est une invitation au rêve actif — à reposer la question de ce que signifie vivre ensemble, à se demander qui est accueilli et qui reste au seuil. À une époque où le foyer n’est plus un lieu pour tant de personnes — mais un souvenir, un champ de bataille, ou un rêve — Bēton fait place au corps qui refuse de disparaître. À une langue qui plie et s’étire. À une musique qui voyage au-delà du sens et des murs de béton.