La photographie nous a habitué à croire qu’elle nous montre le monde tel qu’il est. C’est dommage. D’abord parce que, comme nous le savons tous – fût-ce confusément – ce n’est pas vrai. Ensuite parce qu’elle permet beaucoup plus et beaucoup mieux.Disons-le tout net, avec Les Gorgan 1995-2015, Mathieu Pernot n’a pas voulu et ne prétend pas nous dire ce que sont les roms. Ce patronyme et ce laps de temps en intitulé de son essai sont d’ailleurs une manière d’annoncer clairement le choix d’une approche biographique plutôt qu’ethnographique. Tout au long de la réalisation de ce travail, il ne s’agissait pas pour lui de figer dans l’image des comportements dictés par une condition tsigane, mais bien d’appréhender tout ce qui excède la fatalité de la généalogie. En l’occurence, la vie irréductiblement unique de cette famille et, comme l’indiquent les prénoms en tête de chacun des chapitres, la personnalité tout aussi unique de chacun de ses membres.En montrant différents moments de la vingtaine d’années durant lesquelles il a régulièrement retrouvé Johny, Ninaï, Giovanni, Ana et les autres, le photographe nous met sous les yeux des récits singuliers à rebours d’une longue tradition d’images simplificatrices. Plutôt que d’en rester à la stéréotypie multiséculaire du gitan réitérée tout au long de l’histoire de la photographie, il nous propose avec beaucoup de simplicité de partager des souvenirs de rencontres et donc forcément une vision fraternelle, à tout le moins empathique. L’exercice était risqué tant notre piètre éducation à l’image nous fait attendre les signes de l’altérité bien sentie, de l’exotique, du typique, du haut en couleurs. Ce risque de ne pas être compris valait la peine cependant dans la mesure où cette approche que Gilles Saussier qualifie « d’œil à l’écoute » parvient à nous faire percevoir la complexité et partant l’épaisseur de chacun des membres de la famille.Partant du principe que, bien au-delà de ce à quoi nous ressemblons, nous sommes ce que nous avons fait et ce que nous continuons jour après jour à faire, Mathieu Pernot a donc choisi de construire ces récits en collaboration étroite avec leurs protagonistes. Au point de mêler leurs photographies de famille aux siennes. Il a fait le pari du temps qui nous permet de les voir évoluer, mais aussi le pari des angles d’approche multiples qui donnent l’impression, comme les kaléidoscopes, que si la réalité change sans arrêt, elle n’en reste pas moins fondamentalement la même. Dans les images, ces enfants que l’on voit grandir deviennent des adultes que l’on voit prendre des rides et avoir à leur tour des enfants. Chacun à sa manière et selon sa personnalité certes, mais aussi dans une certaine mesure tous de la même façon, c’est-à-dire selon les mêmes possibilités qu’offre le fait de s’appeler Gorgan.On en conviendra, en nous faisant percevoir une réalité aussi subtile, la photographie telle que la conçoit Mathieu Pernot peut beaucoup plus et beaucoup mieux qu’ enregistrer le monde tel qu’il nous apparaît.- Jean-Marc BodsonCommissaire de l’expositionLES GORGAN 1995-2015 – MATHIEU PERNOT
Après des études d’histoire de l’art à la faculté de Grenoble, Mathieu Pernot entre à l’École nationale de la photographie d’Arles, d’où il sort diplômé en 1996. Son œuvre s’inscrit dans la démarche de la photographie documentaire mais en détourne les protocoles afin d’explorer des formules alternatives et de construire un récit à plusieurs voix. Récemment, il a exposé au Musée du Jeu de Paume, à la Bibliothèque nationale de France, aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles, ... Ses œuvres sont présentes dans de nombreuses collections muséales et institutionnelles en France mais aussi à l’étranger. En 2018, il est le premier artiste accueilli en résidence au Collège de France et produit « L’Atlas en mouvement », abordant plusieurs thématiques sous une forme encyclopédique grâce aux multiples contributions d’individus, migrants et réfugiés, rencontrés par l’artiste. En 2019, il est le lauréat du prestigieux Prix Henri Cartier-Bresson pour son projet en cours Le Grand Tour. A VOIR, À LIRE Les Gorgan / www.mathieupernot.com Mathieu Pernot rencontre les Gorgan, une famille rom installée en France depuis plus d’un siècle, alors qu’il étudie à l’École de photographie d’Arles. Il entre peu à peu dans l’intimité de cette famille et entreprend un travail documentaire. Dans l’esprit d’un album photographique, cette monographie marque l’aboutissement de ce travail retraçant 20 ans d’histoire de cette famille et témoigne ainsi de la complexité de la culture tsigane à travers ce récit à plusieurs voix. Au fil de l’exposition se mêlent différents types de photographies du polaroïd au cliché N&B pris au Rolleiflex, des instantanés aux portraits posés, de joyeuses réunions aux moments plus douloureux liés à l’incarcération, à la mort qui sont livrés à nous sans filtre, tels qu’ils sont vécus. Prises par Mathieu Pernot ou les Gorgan eux-mêmes, ces photographies forment un ensemble sans hiérarchie aucune, ni distinction entre leurs auteurs, comme le souhaitait le photographe. Les Gorgan ne sont plus seulement sujets d’étude mais de véritables acteurs impliqués à la fois dans la réalisation des images et le choix du contenu. « J’ai rencontré la famille Gorgan en 1995, lorsque je faisais mes études. Je ne savais rien de cette communauté et ignorais alors que cette famille rom était installée en France depuis plus d’un siècle. J’ai réalisé mes premières images en noir et blanc, m’inscrivant dans une tradition documentaire face à ceux qui m’étaient encore étrangers. La découverte des quelques archives qu’ils possédaient m’ont rapidement fait comprendre que la diversité des formes et des points de vue était nécessaire pour rendre compte de la densité de la vie qui s’offrait à mon regard. C’est en 2013, plus de dix ans après avoir réalisé ces photographies, que nous nous sommes retrouvés, comme si l’on s’était quittés la veille. J’ai vécu en leur compagnie une expérience qui dépasse celle de la photographie. L’exposition reconstitue les destins individuels des membres de cette famille. Elle retrace l’histoire que nous avons construite ensemble. Face à face. Et désormais, côte à côte.
© Mathieu Pernot